A quoi ça sert de se battre ?
Réponse aux personnes qui refusent de s’associer au mouvement actuel (fût-ce en signant une pétition) au motif que « SLR ça n’a servi à rien et toutes les lois aboutissant à la destruction du système de recherche français sont passées malgré tout depuis ».
Les jours de découragement, je suis tenté de leur donner raison. J’ai parfois l’impression que la volonté libérale de réformer l’ESR pour le mettre au service exclusif de l’économie, cette volonté est tellement forte, et internationale, que nous sommes face à un rouleau compresseur. L’épisode SLR a réussi à le faire dévier un peu de sa route, momentanément, puis le rouleau compresseur a repris son chemin. On y reviendra sur le détail plus loin, mais notons que c’est une réalité très générale : si à un moment un gouvernement est obligé de céder (et il a bel et bien cédé en 2004), il fera tout ensuite pour récupérer ce qu’il a cédé. Voir par exemple les magnifiques avancées sociales obtenues par le CNR (Conseil National de la Résistance) en 1945, que les gouvernements de droite ultérieurs n’ont eu de cesse de grignoter. Ou les accords de Grenelle en 1968, avec une augmentation du SMIC de 30%, et une forte érosion les années suivantes.
Est-ce une raison pour baisser les bras ? Certainement pas. D’abord, ce qui importe n’est pas uniquement le but qu’on atteint, mais aussi comment on a marché sur le chemin, dans le renoncement ou dans la dignité, l’accord avec soi-même. Ensuite, quand une lutte est juste, il en reste toujours quelque chose. La qualité d’une réflexion (voir les textes du CNR), l’idée qu’autre chose est possible. Le fait que le nombre de personnes capables de comprendre, d’analyser, d’avoir une pensée autonome, est plus élevé après une lutte qu’avant (et puis ça retombe…). Le fait de donner un exemple pour d’autres, plus tard, ou ailleurs. Ainsi, j’ai été frappé de l’impact qu’a eu SLR dans la réflexion de collègues en Italie, en Espagne, au Canada. Ca n’y a pas fait de miracles, mais ça a aidé des gens à réfléchir.
A quoi ça sert, qu’il y ait plus de gens lucides, capables d’analyser et de proposer ? Ca finit par servir un jour. Regardez en Tchécoslovaquie, pendant les années 80, des intellectuels en très petit nombre discutaient, critiquaient, certains faisaient de la prison. Ils rédigeaient des déclarations, faisaient signer des pétitions qui, apparemment, ne servaient à rien. Et puis en novembre 1989, les esprits étaient mûrs, les manifestations se sont succédées quotidiennement, un écrivain qui avait fait 5 ans de prison a été porté au pouvoir : Vaclav Havel. Ce qui ne servait à rien avait soudain une utilité. Il est vrai que, avant cela, le régime communiste avait tenu des dizaines d’années. Il est vrai aussi que le contexte international (la chute du Mur quelques mois plus tôt) avait changé. Mais ce que V. Havel et ses amis militants démocrates avient entrepris depuis des années dans leur pays a fini par payer. Ils ne pouvaient pas tout, mais ils n’étaient pas impuissants.
Revenons à SLR. En 2003, Chirac prévoit de diminuer de 30% les moyens des laboratoires du CNRS. Sa directrice, Geneviève Berger, dit qu’elle ne va pas pouvoir s’en sortir. Elle est aussitôt virée. En novembre, nouvelle annonce : il y aura 500 postes (chercheurs + ITA) en moins au CNRS, que prévu. Réaction de jeunes qui aimaient la recherche : j’ai compris, après la thèse je fais autre chose, pour nous c’est no future. Je me dis : si je ne fais rien, ça veut dire que je suis complice de ça, que je l’accepte, que je l’approuve donc. Cela m’était impossible. C’est ça qui a provoqué la naissance de SLR. La question se repose aujourd’hui, mais en pire !
Quelques mois plus tard, les crédits au CNRS étaient rétablis, la suppression des 500 postes annulés, et dans les universités, au lieu de zéro ouverture de postes, il y en avait 3000. Certains trouvent ce bilan nul. Je n’en ai pas honte. Les éléments-clés dans ce basculement ? 1) La pétition (j’ai oublié combien de signatures (70.000?), montrant clairement que ça ne passait pas 2) Les médias qui semblaient ravis de nous donner la parole 3) Des manifestations parfois importantes 4) La démission des DU, qui a été moquée (ça ne rime à rien, ce n’est pas une vraie démission). Mais qui a ébranlé le pouvoir. Le 9 mars 2004, la Une du Figaro, sur plusieurs colonnes, adjurait les DU de ne pas démissionner. Quelques heures plus tard, un millier de personnes rassemblées dans une superbe salle de l’Hotel de Ville, décidait de cette démission. Le pouvoir était ébranlé mais ne cédait toujours pas 5) Le résultat catastrophique pour la droite des élections régionales (la droite a tout perdu). Pas mal de commentateurs disaient que l’attitude intransigeante, butée, du pouvoir face aux chercheurs a pesé dans la balance. C’est étrange d’entendre, aujourd’hui, des énormités du genre : en 2004, la démission des DU c’était complètement pipeau, et d’ailleurs vous n’avez rien obtenu ! Comme quoi, l’histoire, elle est volontiers réécrite.
En plus, dès le début, pour bien montrer que nous n’étions pas seulement dans une attitude de réclamation, mais aussi de construction, nous avons annoncé l’organisation, pour la fin de l’année, des Etats Généraux de la Recherche, qui ont eu lieu à Grenoble. Ca a représenté un énorme travail d’organisation, mais ça avait de la gueule. Voir le discours d’ouverture d’Edouard Brézin, alors vice-pdt de l’Académie des Sciences, en octobre 2004.
Il y a eu des erreurs dans ces travaux. Certains nous reprochent par exemple d’y avoir proposé la création d’une agence type ANR. C’est faux : la création de l’ANR a été décidée en juillet 2004 par le ministre des Finances de l’époque, un certain N. Sarkozy. Il est vrai que, sachant cela, nous avons proposé qu’il y ait une agence de ce type (qu’on avait appelé COFIP), mais qui devait demeurer petite, 70% des crédits continuant à être des crédits de base. Le fait qu’on avait acté sa création a ensuite été utilisé contre nous. Même remarque sur les PRES, proposés par SLR pour de bonnes raisons, mais très mal formulées, et la droite s’en est emparée ensuite pour dire que c’est SLR qui a voulu les regroupements des universités. C’est certain que dès qu’on agit, on peut faire des erreurs. La meilleure façon de garder les mains propres est de ne rien faire, de ne pas même signer une pétition.
Donc, quel est le bilan de SLR ? Dans l’immédiat, la création de postes, au lieu de leur suppression, et le rétablissement du budget du CNRS, ça ne me paraît pas un détail ! Ensuite, certes, le pouvoir a cherché à grignoter ce qu’il avait lâché, mais on ne sait pas ce qui se serait passé sans ces luttes, sans le fait qu’un nombre plus élevé de scientifiques qu’avant était lucide, qu’on ne pouvait pas leur faire avaler n’importe quoi. Certes, ce nombre est trop faible, beaucoup trop faible. La grande majorité se laisse balotter, ne veut pas prendre le temps de s’informer, s’occupe surtout de sa propre survie. Les militants sont toujours très minoritaires. Parfois très isolés, mais parfois, quand les choses sont mûres, ils parviennent à convaincre, pour un moment, un nombre important de collègues, un mouvement naît et les choses peuvent basculer. Avant que tout rentre dans l’ordre.
Ce n’est pas une raison pour désespérer. Même si la mise au pas de la recherche et l’enseignement supérieur par le pouvoir politico-économique a continué à se faire, je suis heureux de m’être dressé un jour. J’aurais eu honte de ne pas le faire. Et un jour viendra où ça paiera vraiment. La logique libérale est absurde, j’en suis convaincu. La destruction des services publics, quand ils fonctionnent, est un crime. La montée des inégalités ne peut pas continuer jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que quelques maitres, les complices des maitres, et une masse d’esclaves. Il faut donc continuer à se battre même si c’est parfois vraiment décourageant.
En fait, le plus décourageant n’est pas la puissance de ceux qui ont le pouvoir, c’est la résignation de ceux qui devraient et pourraient s’y opposer, et qui fonctionnent comme des complices objectifs, même passivement (mais parfois activement), de ce pouvoir. Les résignés portent une lourde responsabilité. Quelqu’un a dit : « Le plus terrible, ce n’est pas le bruit des bottes, c’est le silence des pantoufles ».
Un dernier mot sur le bilan SLR. Depuis des années, le lobby médical (qui défend son strict intérêt), est allié à un pouvoir politique totalement ignorant de ce qu’est la recherche, de sa dynamique propre, qui ne cherche qu’à réduire son coût. Ensemble, ils cherchent à faire en sorte que la recherche en biologie se réduise à la recherche biomédicale. Ca passe notamment par le fait que la biologie au CNRS soit phagocytée par l’INSERM. Il y a eu de nombreuses actions entreprises en ce sens (que je pourrais détailler), et ce n’est pas fini. Ca ne s’est pas fait, en bonne partie à cause de la culture de politique scientifique acquise à l’occasion de SLR, qui permettait d’élaborer un argumentaire solide. Ce n’est pas l’organisation SLR en elle-même qui s’y est opposée, mais, je le répète, la culture politique acquise à cette occasion.
Les pressions sur le système ESR sont très fortes et existent au niveau international. On ne peut pas tout au niveau d’un pays (pas plus que les intellectuels tchécoslovaques ne pouvaient tous seuls renverser le régime communiste). Mais si chacun fait son boulot, dans son pays, et le fait en lien avec des collègues dans d’autres pays, une opposition sérieuse peut émerger. Ce qu’on veut nous imposer (une logique libérale intenable, que ce soit du point de vue des inégalités dans un pays, des inégalités Nord-Sud, ou de la catastrophe écologique pour notre planète, la seule que nous ayons), c’est tellement absurde que ça doit changer, et radicalement. Quand ? Nul ne le sait. Mais quelques mois avant la chute du Mur, personne ne l’aurait prédit. Et le nouveau Mur, celui de l’absurde et destructeur système libéral, il ne devrait jamais tomber ?
Notre choix, c’est juste de savoir si on veut être du côté des complices passifs de la catastrophe, qui se débrouillent sans trop chercher à comprendre, ou si on veut chercher à comprendre, puis qu’on agit en conséquence, en faisant confiance aux humains qui, il est vrai, sont capables du meilleur comme du pire, voire de l’atroce. Sans illusion sur les résultats immédiats (le but), mais par souci de cohérence et de dignité (le chemin).
Très bien cet article ! (rien que parce qu’ils donnent des arguments qui montrent que sans combattre, rien ne se gagne). Mais…. il n’y a eu que SLR, rien que SLR? et avant, et après? et aujourd’hui? le syndicalisme des chercheurs et enseignants-chercheurs, ça n’existe pas? tout aurait été obtenu par une poignée d’hommes providentiels. C’est un récit un peu curieux. Sachez, A. Trautmann, que certain.e.s ont milité à SLR ou ont pensé que c’était sympathique, efficace etc. et ont continué à militer dans l’espace syndical et continueront de le faire de même qu’ils continueront à accompagner et agir dans Science En Marche et autres initiatives de collectifs divers. Mais la dynamique militante ne se nourrit pas que de mouvements sporadiques, quand bien même ils ont réussi et laissent de bons souvenirs. Bel été et rdv à la rentrée pour agir et obtenir un pluriannuel d’emplois. Fabrice Guilbaud (MCF en sociologie, syndiqué au Snesup)
Je me souviens de l’époque SLR… La disparition lente du mouvement vint à mon sens -entre autre- du fait que des revendications initiale de la base, on a glissé vers un discours beaucoup plus proche de celui des syndicats, donc corporatiste (car c’est le rôle – légitime – des syndicats) et beaucoup moins partagé. Et ce à quoi le pouvoir est mieux préparer à répondre. On pourrait donc tout aussi bien argumenter que les syndicats ont étouffé le mouvement qui se préoccupait de la recherche et non exclusivement des chercheurs… certes cette controverse ne serait pas constructive, mais le mouvement syndical doit aussi respecter les autres formes d’expression vis à vis de la société.