Monsieur le ministre,
Vous venez d’accepter le défi considérable de conduire la politique française en matière d’Enseignement Supérieur et de Recherche (ESR). C’est une tâche qui va requérir de votre part d’être à la fois visionnaire sur le long terme et pragmatique sur le court terme.
Au moment où vous prenez vos fonctions, la situation de l’ESR en France continue de se dégrader. Ce constat est partagé par de très nombreux acteurs du domaine (Comité National de la Recherche Scientifique, Comité National Universitaire, Directeurs d’unités de recherche, Conférence de Présidents d’Universités ou de Grandes Ecoles, syndicats, Académie des Sciences, associations et collectifs). Le collectif « Sciences en Marche » souhaite par cette lettre attirer votre attention sur les résultats négatifs majeurs de la politique menée dans l’ESR depuis 10 ans et vous soumettre les solutions qui, selon nous, s’imposent pour redonner de l’enthousiasme aux acteurs de l’ESR, élargir nos champs de connaissance, diversifier nos potentiels d’innovations et aussi participer à l’inversion de la courbe du chômage.
Les dernières années ont été marquées par le choix politique de faire évoluer l’organisation du système d’enseignement supérieur et de recherche français vers un modèle fondé sur le financement sur projet, l’emploi contractuel, les crédits incitatifs, le tout dans le but de favoriser “l’excellence”. Ce modèle a fait récemment l’objet de nombreuses critiques, en France, par le comité d’éthique du CNRS, mais aussi aux Etats-Unis, où des membres de l’Académie des Sciences américaine ont alarmé sur les effets dévastateurs d’une telle politique sur la recherche biomédicale. En France, loin de l’excellence, voici la situation dont nous sommes quotidiennement les témoins.
Dans le domaine de la recherche, une décennie de réduction des dotations d’Etat aux laboratoires a abouti à une situation où ces derniers ne peuvent plus fournir aux chercheurs les moyens d’accomplir la mission pour laquelle ils ont été recrutés. Le discours officiel veut que cette baisse ait été compensée par la mise en place d’un financement sur projets, via l’Agence Nationale de la Recherche en particulier, et via les Programmes d’Investissements d’Avenir, mais le compte n’y est pas. Après plusieurs années de fonctionnement, les effets pervers du nouveau système ainsi que son coût financier sont clairs. Les réformes successives ont conduit à un système d’une incroyable complexité administrative, les nouvelles structures venant généralement se superposer aux anciennes. Résultat : les chercheurs perdent un temps colossal et toute leur énergie en formalités administratives diverses, pour la rédaction, l’évaluation, et la gestion des projets. En période de pénurie, les domaines s’affrontent, ceux dont les thèmes sont « à la mode » sont favorisés au détriment de ceux qui sont considérés comme moins prioritaires ou dont les développements s’effectuent sur des échelles de temps incompatibles avec les modalités de financement. Au niveau individuel, cette compétition entre chercheurs, inutile et mal pensée, conduit à renforcer les comportements individualistes ou opportunistes dans un domaine où la collaboration, la rigueur intellectuelle et le travail de fond devraient être la règle. A ce jeu, il y a peu de gagnants, beaucoup de démotivés, et la tentation de fraude scientifique augmente quand la recherche des moyens devient la première préoccupation.
Cette envolée de la part de financement sur projet a conduit à un autre effet délétère : l’explosion de l’emploi à durée déterminée (CDD) dans la recherche publique. Dans certains instituts du CNRS, le CDD est désormais le statut le plus répandu et la situation ne risque pas de s’améliorer. Près de 50% des contrats de l’ANR, ou des projets d’Investissements d’Avenir sont consacrés au recrutement de techniciens, ingénieurs, administratifs ou chercheurs contractuels. Ainsi, ce sont entre 50000 et 70000 jeunes qui sont ou seront employés sur des contrats sans avenir. L’emploi contractuel a sa place dans le système de recherche comme ailleurs, mais le recours massif à cette solution créé nécessairement une situation insoutenable à long terme, et détestable maintenant : le spectacle de ces organismes qui cherchent à éviter leur obligation légale de titulariser des collaborateurs n’est-il pas honteux ?
Dans l’enseignement supérieur aussi, les politiques budgétaires imprévisibles viennent à bout de la motivation et du dévouement des professionnels. La Loi Responsabilité des Universités (LRU) de 2007, notamment, a conduit un grand nombre d’entre elles à des difficultés financières telles qu’elles ne sont plus en mesure de fournir aux étudiants des conditions d’accueil décentes. Les locaux dégradés, les salles de cours sans chauffage et surchargées, le manque patent d’enseignants pour assurer les travaux dirigés et pratiques, sont désormais le lot quotidien de nombreux étudiants à travers la France. Bon nombre de cours sont assurés par des salariés en situation précaire, contraints de jongler entre la préparation de nouveaux cours à chaque contrat, leurs activités de recherche, et la recherche d’un emploi stable. Quand aux enseignants-chercheurs titulaires, ils sont souvent submergés par les tâches administratives qui s’accumulent, et qu’un personnel administratif en sous-effectif chronique et sans perspective de carrière ne peut assumer correctement. Vous qui déclarez vouloir favoriser l’accès de tous aux connaissances (Le Parisien, 17 juin 2015), ne pensez-vous pas que l’égalité des chances dans le domaine de l’éducation implique en premier lieu de proposer des conditions décentes de formation à tous les étudiants ? A quoi bon augmenter le nombre de diplômés, si l’Etat ne se donne pas les moyens de dispenser des formations de qualité
A ces constats, il faut ajouter le fait que les perspectives offertes aux jeunes dans la recherche et l’enseignement sont bien sombres. D’une part, la baisse des crédits et le faible nombre de départ en retraite dans l’ESR conduit à fortement diminuer le nombre de postes mis au concours dans les organismes publics, les universités ou écoles. D’autre part, les contacts entre recherche privée et publique restent globalement beaucoup moins développés en France que dans les autres pays. En France, le chômage des jeunes docteurs est trois fois supérieur à la moyenne de l’OCDE. Sans reconnaissance dans la haute administration et dans le secteur privé de la valeur des jeunes que les laboratoires forment, la majorité d’entre eux ne pourront avoir d’avenir à la hauteur de leurs talents. N’est-il pas paradoxal que la France paye pour la formation de jeunes chercheurs de haut niveau et fasse ensuite tout pour les éloigner de la recherche, ou les maintenir dans des emplois subalternes, au moment même où leurs contributions pourraient être des plus utiles ?
Monsieur le Ministre, la situation grave que nous vous décrivons aujourd’hui démontre que les politiques “d’excellence” à court terme et à moindre cout ont échoué, car elle ne tiennent pas compte de ce que signifie enseigner et faire de la recherche, au quotidien comme à l’échelle d’une carrière. Former des étudiants prend du temps, et implique l’enseignement de matières qui n’ont pas toutes d’utilité économique immédiate mais participent de la construction d’un individu et de ses aptitudes. Chercher, découvrir sont des activités qui reposent sur un équilibre subtil entre collaboration et effort individuel, entre patience et réactivité, un équilibre propre à chaque thématique qu’il faut respecter et apprécier au cas par cas. La valeur d’un travail de recherche ne se mesure pas uniquement au nombre de brevets ou de publications. Les différentes disciplines ont toutes leurs spécificités qu’il faut savoir apprécier, tant pour leur développement que pour leur enseignement. Vouloir forcer leur marche en imposant un modèle unique d’encadrement et d’évaluation nous expose à un appauvrissement rapide de nos connaissances et de nos réalisations futures. Ce serait particulièrement délétère à un moment où ces connaissances et savoir-faire sont cruciaux pour faire face à l’accélération des changements sociaux, technologiques et environnementaux que nous vivons. A l’inverse, c’est la diversité qu’il faut toujours favoriser.
Nous pensons que trois mesures s’imposent pour redonner à la France un système d’enseignement supérieur et de recherche florissant, juste et ambitieux:
- Il faut en premier lieu redonner aux organismes de recherche et aux universités les moyens financiers d’accomplir leurs missions de recherche et d’enseignement sur le long terme. Pour cela nous proposons d’augmenter de manière significative la part de financements récurrents dans les budgets de ces établissements.
- De plus, un plan pluriannuel d’emploi statutaire dans l’ESR est nécessaire pour résorber la précarité, et redonner une attractivité aux métiers scientifiques.
- Ce plan doit être accompagné d’une politique de développement de l’emploi scientifique dans le secteur privé, et d’un effort de reconnaissance de la valeur du doctorat d’université dans des contextes professionnels variés.
Dans tous les cas, il n’est aucune réforme qui puisse maintenir le système en état de fonctionnement décent si l’Etat n’assume pas ses responsabilités financières et ne fournit pas de moyens supplémentaires. Sciences en Marche a évalué cet effort budgétaire à 2 milliards d’euros supplémentaires par an. Les moyens existent, il suffirait d’un peu de courage politique pour les dégager. Il a été démontré plusieurs fois que le Crédit Impôt Recherche, dont le coût pour 2014 est estimé à 6 milliards d’euros, est largement détourné par certaines entreprises. Mettre fin à cette fraude fiscale permettrait de satisfaire les besoins de l’ESR. Malgré nos critiques, celles de la Cour des Comptes et celles de l’OCDE, le gouvernement a choisi de maintenir ce dispositif en l’état.
Monsieur le Ministre, vous avez certainement accepté votre mission en connaissant les difficultés que traverse le domaine dont vous avez maintenant la responsabilité. Nous espérons que vous aurez l’ambition de respecter les besoins, les réalités, et les acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche, et que vous saurez rompre avec ces politiques qui encouragent le glissement de ce secteur vers l’inefficacité et la médiocrité et qui favorisent l’individualisme, avec tout ce que cela comporte comme risques pour la société de demain.
Sciences en Marche