Suite à la publication de notre lettre ouverte à Thierry Mandon en début d’été[1], une délégation de Sciences en Marche a été reçue mercredi 26 août 2015 par le secrétaire d’état à l’Enseignement Supérieur et la Recherche (ESR) et une partie de son équipe[2].
À son invitation, nous avons brièvement présenté notre analyse de la situation actuelle de l’ESR en insistant sur les conséquences de la politique des dernières années, qui a fortement augmenté la part des financements contractuels via l’Agence Nationale de la Recherche (ANR) et les Plans d’Investissements d’Avenir (PIA), sans accroissement sensible de l’effort financier de l’état. Ce constat a conduit à une discussion sur les moyens de résoudre certains des problèmes les plus urgents, la précarité notamment.
Le constat de Sciences en Marche
Cette politique a conduit simultanément à une forte baisse des recrutements sur postes statutaires et à l’explosion de l’emploi en CDD de chercheurs et de personnels techniques et administratifs dans les universités et organismes de recherche. Les personnels contractuels constituent souvent plus de 30% de la main d’oeuvre et ce sont au total plus de 40000 personnes (hors contrats doctoraux), souvent hautement qualifiées, qui à l’issue de quelques années passées dans l’ESR doivent le quitter, au moment où elles sont pleinement formées et efficaces. Du fait de la mauvaise reconnaissance des formations par la recherche, du doctorat notamment, dans les fonctions publiques hors ESR et les entreprises privées, une part importante de ces personnels se trouve actuellement dans une situation de précarité inquiétante[3].
La situation dans les universités est particulièrement préoccupante tant elle semble en décalage avec la volonté gouvernementale d’amener 50% d’une classe d’âge à un diplôme universitaire. Les locaux sont souvent vétustes[4], les capacités d’accueil insuffisantes conduisent à l’organisation de tirages au sort lors des inscriptions en première année[5]. La politique de fléchage préférentiel des ressources vers un petit nombre d’universités via les PIAs parait incompatible avec la volonté de donner accès aux études supérieures à chaque bachelier.
Les réformes récentes ont de plus conduit à un empilement de structures qui en compliquent la gestion. Les fortes incitations aux fusions ou regroupements d’universités, sous prétexte de visibilité internationale semblent oublier que les universités au sommet du classement de Shanghai sont petites mais très richement dotées[6], alors que l’université américaine accueillant le plus grand nombre d’étudiants se situe dans les profondeurs du classement[7]. Enfin, la pérennité de nombreuses infrastructures créées par les PIAs est mal assurée, aucun recrutement n’étant prévu pour la seconde phase des projets.
La situation professionnelle des docteurs en France tranche avec le reste des pays de l’OCDE. Alors que le doctorat ouvre les portes des postes à responsabilités dans les entreprises et les administrations de la plupart des pays, les compétences des docteurs peinent à être reconnues hors de l’ESR dans notre pays. Ce problème de manque de reconnaissance, ancien, est actuellement exacerbé par le tarissement des postes dans l’ESR. Les incitations fiscales très généreuses à l’emploi des docteurs dans le Crédit Impôt Recherche (CIR) ne suffisent pas à changer significativement une situation qui résulte de la méconnaissance des formations par la recherche par des décideurs souvent issus des grandes écoles.
Enfin nous avons souligné que les aides publiques annuelles à la recherche privée (CIR) sont passées depuis 2007 de 1,7 milliards à plus de 5 milliards d’euros, alors que l’effet de cette créance sur l’emploi scientifique et l’investissement propre en recherche des entreprises reste décevant[8].
Les réactions du Ministre
À la différence de sa prédécesseure, le Ministre ne conteste pas l’ampleur des difficultés qui se sont accumulées dans l’ESR et partage largement le constat qui lui est présenté. Il désire apporter des réponses rapides et pragmatiques, dans la limite de l’étendue de ses prérogatives, et souhaite consulter et associer la communauté académique à cette démarche.
Comme nous, il constate qu’il y a un déficit important de chiffrage, et que ce déficit nuit à la construction d’un état des lieux précis de l’ESR, incluant une analyse détaillée des budgets consolidés, récurrents et contractuels, des laboratoires et universités mais aussi une meilleure connaissance du profil des contractuels et de leur situation professionnelle. Il prône une approche scientifique de la collecte et de l’analyse des chiffres, et semble prêt à y associer la communauté académique.
Thierry Mandon est conscient du déficit de financement de l’ESR, et de la nécessité d’assurer un budget renforcé sur la durée. Il estime que l’investissement immobilier nécessaire serait à lui seul de l’ordre de plusieurs milliards d’euros sur 10 ans. Il se prépare à défendre le budget de l’ESR cet automne lors de la discussion du projet de loi de finances 2016.
Il est conscient de l’étendue des problèmes causés par le recours excessif à l’emploi contractuel dans l’ESR et réfléchit avec son équipe à un faisceau de mesures visant à résorber la précarité à court terme. Parmi les pistes, une anticipation sur les départs en retraite à venir dans les prochaines années, une CDIsation plus importante au sein des universités/COMUEs et une réflexion sur la pertinence des emplois contractuels dans le cadre de l’ANR et les PIAs. Ces discussions sont restées trop imprécises pour en estimer la portée éventuelle. Pour Thierry Mandon un bilan des deux premiers PIAs, dont la mise en place a souvent été imposée aux organismes et qui ne peuvent en assurer la pérennité, est nécessaire avant tout lancement d’un nouveau programme de ce type.
Enfin, Thierry Mandon est très sensible à la faible reconnaissance des compétences des docteurs dans la société. Il fait le constat que l’impact du CIR sur l’emploi de docteurs en entreprises est insuffisant et qu’il serait opportun de demander aux entreprises qui le perçoivent une contrepartie d’embauche de docteurs. Il considère que l’Éducation Nationale, au sein du même ministère, doit jouer un rôle pilote dans une reconnaissance et des recrutements de docteurs dans la fonction publique. L’organisation rapide d’une conférence sur les carrières scientifiques a été évoquée, qui impliquerait la diversité des acteurs institutionnels, associatifs et syndicaux, publics et privés, concernés.
La discussion se conclut par un chapitre sur les modalités d’application des lois Sauvadet et Le Pors. La CDIsation de personnels contractuels sur fonds propres des universités a été évoquée comme solution possible pour résorber une partie de la précarité et des exemples ont été donnés (par B. Monthubert pour le cas toulousain). Les organismes de recherche sont très en retrait sur la CDIsation. Le ministère n’a pas apporté de réponse à nos interrogations sur l’interprétation très variable et parfois paranoïaque qui est faite par les organismes de recherche du nombre d’années et du type de CDD à prendre en compte et a renvoyé à des problèmes “internes” ou “juridiques » (ex. l’INRA compte les années de thèse alors que l’article 4 du titre 1 de la loi Sauvadet précise que « [les services] accomplis dans le cadre d’une formation doctorale n’entrent pas dans le calcul de l’ancienneté […] »).
Une partie des propos ci-dessus ont été confirmés publiquement par Thierry Mandon lors de l’Université d’été du PS[9]
Notre analyse
Nous saluons le changement de ton à la tête de l’ESR, et des prises de positions du secrétaire d’état que nous considérons encourageantes. Néanmoins, seule l’annonce rapide de mesures concrétisant ce nouvel état d’esprit pourra redonner confiance à une communauté académique en désarroi et qui a souvent eu le sentiment de ne pas être partie prenante des réformes qui lui étaient imposées.
Lors de cet entretien, le secrétaire d’état a principalement montré son désir de trouver des solutions à court terme, et à enveloppe budgétaire constante, à des problèmes urgents notamment en matière d’emploi scientifique contractuel précaire, incluant aussi bien les chercheurs/enseignants chercheurs que les personnels techniques et administratifs.
Si cette approche pragmatique est nécessaire, elle doit s’accompagner d’une réflexion sur l’évolution à moyen et long terme du financement et des modes d’organisation des universités et des laboratoires, qui tire les leçons des errances des dernières années. Le contenu de la Stratégie Nationale de l’Enseignement Supérieur qui sera publiée à l’automne sera une première indication de la volonté de redonner une cohérence à un système exsangue. La capacité de M. Mandon à convaincre ses collègues au sein du gouvernement d’investir en 2016, même et surtout en période de crise, dans le futur de notre pays sera un test de son poids politique. Car l' »excellence », tant mise en avant par les politiques, a un prix: la productivité du système de recherche d’un pays, quel que soit son mode d’organisation, est parfaitement corrélée avec le niveau d’investissement public. La réduction du périmètre du très critiqué et partiellement inefficace Crédit d’Impôt Recherche, et l’utilisation du surplus budgétaire généré pour augmenter le budget de l’ESR nous apparait comme un moyen privilégié d’action.
En nommant Thierry Mandon à la tête de l’ESR, François Hollande et Manuel Valls ne pouvaient ignorer ses positions. Sa nomination peut être vue soit comme le début d’un changement de politique, soit comme une ultime tentative pour calmer le monde académique à l’approche des élections, en lui donnant un interlocuteur plus attentif mais avec une marge de manoeuvre qui reste très réduite.
Pour Sciences en Marche un investissement supplémentaire d’au moins 2 milliards d’euros annuels sur une période de 10 ans, dédié pour moitié à la mise en place d’un plan pluriannuel d’emploi statutaire et pour moitié à une augmentation des dotations d’état aux universités et organismes de recherche est nécessaire. A ce jour, il n’est toujours pas question d’un tel plan.
La discussion budgétaire de l’automne montrera si ce gouvernement socialiste préfère maintenir, via le CIR, une niche fiscale favorable à des grands groupes bénéficiaires, ou investir dans la formation des jeunes français et la capacité d’innovation des laboratoires publics. La communauté scientifique s’invitera dans cette discussion à travers les actions organisées par Sciences en Marche et ses partenaires cet automne.
[1] http://sciences.blogs.liberation.fr/home/2015/07/sciences-en-march.html
[2] La délégation était composée de Olivier Berné (Chercheur CNRS, Toulouse), Philippe Gambette (Maitre de conférences, Univ. Paris Est), Lucile Greiveldinger (IR CDD INRA, Avignon), Patrick Lemaire (Chercheur CNRS, Montpellier), François Métivier (Professeur, Univ. Paris Diderot, Paris). Thierry Mandon était entouré de Anne Peyroche, conseillère recherche, Jean-Baptiste Prévost, conseiller social et vie étudiante, Pascale Laborier, chargée de mission SHS, COMUE et vie universitaire et Bertrand Monthubert, chargé de mission Stratégie Nationale de l’Enseignement Supérieur.
[3] Par exemple, le taux de chômage des docteurs en France est trois fois supérieur à celui des autres pays de l’OCDE.
[4] Voir le Tumblr Ruines d’Universités (http://universiteenruines.tumblr.com/)
[5] Sélection : il y a du tirage à l’université, Libération, 15/07/2014
[6] Harvard University: 21260 étudiants, budget d’opération annuel 2014: 4,4 Md$
[7] CUNY: 269 000 étudiants
[8] Voir le rapport de SeM sur le CIR (http://sciencesenmarche.org/fr/blog/2015/04/08/rapport-de-sciences-en-marche-sur-lefficacite-du-cir/) et notre analyse du rejet du rapport sénatorial sur la réalité du détournement du crédit d’Impôt Recherche (http://www.lemonde.fr/sciences/article/2015/06/22/reforme-du-credit-d-impot-recherche-une-occasion-manquee_4659352_1650684.html#Ctl8Kq10Ec0TkpCG.99).
[9] AEF Dépêche n°505930 du 31/08/2015