Ils ont choisi l’ignorance
Le collectif Sciences en Marche s’associe aux auteurs de la lettre ouverte « Ils ont choisi l’ignorance » pour renforcer cette pétition européenne dans le but de la présenter à la prochaine conférence ministérielle sur le processus de Bologne à Erevan en Arménie les 14 et 15 mai prochain.http://openletter.euroscience.org/open-letter-french/
Dans cette lettre, des scientifiques de plusieurs pays européens ( euroscientist ) montrent que, malgré l’hétérogénéité des situations que connait la recherche scientifique dans chacun de leurs pays, les politiques destructrices qui y sont suivies présentent de fortes similitudes. Cette analyse critique, présentée dans Nature et publiée simultanément dans de nombreux journaux en Europe, est un appel lancé aux décideurs politiques pour qu’ils corrigent leur cap, un appel aux scientifiques et aux citoyens, pour la défense du rôle essentiel de la science dans la société.
Les responsables politiques d’un nombre croissant d’Etats Membres et de l’Union européenne ont totalement perdu le sens de la réalité de ce qu’est la recherche. Ils ont choisi d’ignorer le caractère déterminant de la contribution d’une recherche forte à l’économie, un fait particulièrement important pour les pays les plus sévèrement frappés par la crise économique. Au lieu de quoi ils ont imposé des coupes budgétaires drastiques dans la Recherche et le Développement (R&D), ce qui augmente la vulnérabilité à court et moyen terme de ces pays. Ceci s’est fait sous le regard approbateur des institutions Européennes, plus soucieuses de la bonne application des mesures d’austérité que du maintien ou de l’amélioration des infrastructures de R&D, qui pourtant peut aider ces pays à changer leur modèle productif pour un modèle plus fiable, basé sur la production de connaissances.
Ils ont choisi d’ignorer que la recherche n’obéit pas aux cycles politiques ; que l’investissement en R&D doit être soutenu dans la longue durée car la science s’apparente à une course de fond ; que certains de ses fruits peuvent être cueillis maintenant mais que d’autres pourront nécessiter plusieurs générations pour arriver à maturation ; que si nous ne semons pas aujourd’hui, nos enfants n’auront pas les moyens d’affronter les difficultés de demain. Au lieu de quoi ils ont adopté des politiques d’investissement en R&D cycliques avec un seul objectif : réduire le déficit annuel au niveau arbitrairement fixé par les institutions Européennes et financières, sans prendre en compte les effets dévastateurs de ces choix sur le potentiel scientifique et d’innovation des Etats Membres, et donc de l’Europe toute entière.
Ils ont choisi d’ignorer que l’investissement public en R&D attire l’investissement privé ; que dans un “pays d’innovation” comme les USA, plus de la moitié de la croissance économique vient de l’innovation enracinée dans la recherche fondamentale financée par l’Etat. Au lieu de quoi ils ont fait le pari absurde que l’objectif, fixé par la Stratégie de Lisbonne, de 3% du PIB consacré à la R&D pourrait être atteint par le seul secteur privé, tandis que l’effort public pourrait être réduit. Au contraire, dans bien des pays européens, le nombre d’entreprises innovantes chute, tandis que les entreprises de taille familiale sans capacité d’innovation prévalent parmi les PME.
Ils ont choisi d’ignorer le temps et les moyens nécessaires pour former des chercheurs. Au lieu de quoi, s’abritant derrière la directive Européenne de réduction des effectifs des services publics, ils ont coupé drastiquement les emplois dans l’enseignement supérieur et la recherche publics. Ajouté à l’absence de débouchés dans le secteur privé et les coupes en ressources humaines, cela génère une fuite des cerveaux du Sud vers le Nord et de l’Europe vers le reste du monde. Il en résulte une perte d’investissement irrécupérable et une aggravation du fossé en R&D entre les Etats Membres. Découragés par le manque de débouchés et la précarité inhérente à l’enchainement de CDD, de nombreux scientifiques pensent à abandonner la recherche ; un départ qui, étant donnée la nature de cette activité, est sans retour. Les effectifs de personnel qualifié nécessaires à l’industrie sont décimés. Au lieu de réduire le déficit public, cet exode contribue à en créer un autre : un déficit en technologie, en innovation et en découvertes à l’échelle de l’Europe.
Ils ont choisi d’ignorer que la recherche appliquée n’est rien de plus que l’application de la recherche fondamentale, et ne se limite pas à la recherche visant un impact à court terme pour le marché, comme certains décideurs politiques semblent le croire. Au lieu de quoi, au niveau national et Européen, ils se focalisent exclusivement sur ces produits commercialisables, qui ne sont que les fruits accessibles d’un arbre de recherche complexe. Même si certaines de ses graines peuvent, en germant, être à la source de nouvelles questions, en sapant la recherche fondamentale, ces décideurs déracinent lentement le système de recherche dans son ensemble.
Ils ont choisi d’ignorer comment la recherche fonctionne ; que la recherche suppose l’expérimentation et que toutes les expériences ne peuvent pas réussir ; que l’excellence est le sommet d’un iceberg qui ne surnage que grâce au volume des travaux sous-jacents. Au lieu de quoi la politique scientifique, aux niveaux nationaux et Européen, tend à ne plus financer qu’un nombre réduit d’équipes de recherche bien établies, sapant la diversité des approches qui seront nécessaires pour relever les défis technologiques et sociétaux de demain. En outre, cette stratégie contribue à la “fuite des cerveaux” puisqu’un petit nombre d’institutions de recherche attire tous les gagnants de la course aux contrats.
Ils ont choisi d’ignorer que la synergie entre recherche et éducation est essentielle. Au lieu de quoi ils ont taillé dans le financement des universités publiques, portant atteinte à la qualité de l’enseignement et mettant en péril leur capacité à promouvoir l’égalité des chances.
Et surtout, ils ont choisi d’ignorer que la recherche n’est pas seulement utile à l’économie mais qu’elle augmente les connaissances et le bien-être social, y compris pour ceux qui ont trop peu de ressources pour y contribuer financièrement.
Ils ont choisi d’ignorer mais nous sommes déterminés à ne pas l’accepter. Nous sommes des chercheurs-citoyens, nous formons un réseau international habitué à échanger informations et propositions. Nous avons engagé une série d’initiatives aux niveaux nationaux et Européen afin de nous opposer fermement à la destruction systématique des infrastructures nationales de R&D et de contribuer à la construction d’une Europe sociale initiée par la base. Nous appelons scientifiques et citoyens à défendre avec nous ces idées. Il n’y a pas d’alternative. Nous le devons à nos enfants et aux enfants de nos enfants.
Amaya Moro-Martín, Astrophysicist; Space Telescope Science Institute, Baltimore (USA); EuroScience, Strasbourg; spokesperson of Investigación Digna (for Spain).
Gilles Mirambeau, HIV virologist; Sorbonne Universités, UPMC Univ. Paris VI (France); IDIBAPS, Barcelona (Spain); EuroScience Strasbourg.
Rosario Mauritti, Sociologist; ISCTE, CIES-IUL, Lisbon (Portugal).
Sebastian Raupach, Physicist; initiator of “Perspektive statt Befristung” (Germany).
Jennifer Rohn, Cell biologist; Division of Medicine, University College London, London (UK); Chair of Science is Vital.
Francesco Sylos Labini, Physicist; Enrico Fermi Center, Institute for Complex Systems (ISC-CNR), Rome (Italy); editor of Roars.it.
Varvara Trachana, Cell biologist; Faculty of Medicine, School of Health Sciences, University of Thessaly, Larissa (Greece).
Alain Trautmann, Cancer immunologist; CNRS, Institut Cochin, Paris (France); former spokesman of “Sauvons la Recherche”.
Patrick Lemaire, Embryologist; CNRS, Centre de Recherche de Biochimie Macromoléculaire, Universités of Montpellier; initiator and spokesman of “Sciences en Marche” (France).